L’art de la statistique
Si la majorité des victimes du Covid-19 se compte parmi les personnes qui ont reçu le vaccin, cela signifie-t-il que ce dernier est inefficace ? La réponse apportée à cette question dépend dans une large mesure de la maîtrise de la science de la statistique. En l’occurrence, la réponse est non, car les premiers à être vaccinés étaient les personnes réputées vulnérables, qui par définition étaient exposées à un risque accru de mortalité ; de plus, dès lors que la vaccination se diffusait dans la population, c’est dans ce groupe qu’on allait trouver le plus grand nombre absolu de décès, quand bien même la proportion des décès était bien plus faible que celle observée dans la population non vaccinée, plus petite.
Professeur émérite de statistiques à l’Université de Cambridge, Sir David Spiegelhalter s’efforce d’éclairer le lecteur au sujet de cette question et d’autres du même ordre. La gestion des risques de grande ampleur, une pandémie par exemple, exige du gouvernement en place de prendre des décisions en temps réel ; on prête à Boris Johnson, alors premier ministre du Royaume-Uni, la tentation d’avoir voulu laisser courir le virus jusqu’à ce que la population dans son ensemble ait développé une immunité collective naturelle. S’appuyant sur des calculs tels que ceux effectués par le Professeur Spiegelhalter, le comité de consultation du gouvernement lui a fourni une estimation du nombre probable de décès (en cas de non-vaccination donc), dont Boris Johnson a jugé le prix politique trop élevé.
Statistique et philosophie
Si la statistique apparaît comme un domaine scientifique entièrement régi par ses propres lois, l’auteur aborde d’entrée de jeu son sujet sous un angle philosophique. Que signifie du reste le mot chance ou probabilité ? Parle-t-on de la même chose lorsqu’on évoque la probabilité d’obtenir un six sur un jet de dé, l’espérance de vie de l’auteur de La Nouvelle Ligne, ou la probabilité de découvrir de l’eau sur la planète Mars ? La probabilité d’un événement inscrit dans l’avenir (qui remportera les élections l’an prochain) signifie-t-elle la même chose que celle d’un évènement passé (quelle chance Napoléon avait-il de remporter la bataille de Waterloo ?). Non, répond Spiegelhalter, l’incertitude se situe au sein même d’une relation subjective qu’établit un observateur et le sujet observé. Cette appréciation subjective est le reflet d’une réalité manifeste, à savoir que différents observateurs attribuent des probabilités différentes à différents objets ou événements.
Une pluralité d’approches
Homme de science, Spiegelhalter démystifie l’idée selon laquelle un phénomène puisse être réduit à un chiffre unique, le nombre de victimes, la température de la planète, la performance d’un portefeuille de titres. Il plaide au contraire en faveur de l’humilité, ce qui, dans son domaine d’expertise, se traduit par l’appel à une pluralité d’approches, au recours à des intervalles de confiance, à des études de sensibilité par rapport aux hypothèses de départ.
Ce qui fait le charme de ce livre, c’est l’habilité du Professeur Spiegelhalter à communiquer ses idées. Alors que la matière peut s’avérer épineuse et exiger de bonnes connaissances mathématiques, alors que les statistiques aboutissent souvent à des résultats qui vont à l’encontre de l’intuition (comme les décès des personnes vaccinées contre le Covid), l’auteur sait s’adresser à son public et placer la gestion de l’incertitude au cœur non seulement des décisions à prendre mais de l’expérience humaine. C’est pourquoi, contrairement à l’impression ardue qu’on pourrait en avoir en premier lieu, ce livre mérite qu’on le lise.
The Art of Uncertainty: How to Navigate Chance, Ignorance, Risk and Luck. By David Spiegelhalter. Pelican; 512 pages; £22. To be published in America by W.W. Norton in March; $32.99
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