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Les Alpinistes de Staline

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Le mot nous vient du latin, nous dit le Larousse, exploration, l’action d’explorer une contrée, un lieu, de les parcourir en les étudiant. De tout temps, l’homme explore les terres, les mers les cieux. En 1906 et 1907, à Krasnoïarsk, en Sibérie, sur les rives du fleuve Ienisseï, naissent deux frères, Vitali et Evgueni Abalakov ; ils seront les explorateurs des cimes de l’immense Union Soviétique, au Caucase et en Asie Centrale.

Dans la jeune URSS des années 30 du siècle passé, tout est politique ; or l’alpinisme est un sport bourgeois, qui exige un matériel abondant et qui par définition requière les moyens financiers de pouvoir se déplacer ; c’est l’alpinisme des touristes anglais en Suisse à la fin du XIXe siècle. Or, il s’avère que Lénine avait vécu en exil en Suisse avant la Révolution bolchévique ; et si Lénine avait pu nourrir ses projets de société socialiste au pays des montagnes, voilà bien la preuve que l’alpinisme en tant que tel n’est pas contre-révolutionnaire.

Comme pour les cartes géographiques de l’Afrique au XIXe siècle, dont des pans entiers sont laissés en blanc et marqués du sceau de “terra incognita”, des régions entières de l’Asie centrale soviétique demeurent encore inexplorées au début du XXe siècle. En Kirghizie, au Tadjikistan, les explorer et donc les reconnaître, c’est d’abord intégrer ces pays, sous domination russe depuis à peine plus d’un demi-siècle dans l’empire soviétique. En 1933, les frères Abalakov se lancent à l’assaut de la plus haute cime de l’Union Soviétique, qui culmine à 7.495 mètres ; le 3 septembre Evgueni parvient au sommet qu’il baptise de Pic Staline, aujourd’hui le Pic Ismail Samani au Tadjikistan. Cet exploit fera d’Evgueni le héros de l’alpinisme soviétique : il a tout à la fois défié une nature hostile, contribué à assurer l’ancrage de la république tadjik au sein de l’URSS, démontré la supériorité de l’alpinisme soviétique sur sa version capitaliste et propulsé Staline au sommet géographique de son pays. Car l’alpinisme communiste ne saurait relever du simple exploit sportif : désormais Staline occupe la place que Dieu avait pu un temps occuper au Sinaï. Conquérir les cimes en Union Soviétique, c’est désacraliser le Ciel.

Les frères Abalakov sont certes des héros, mais la Révolution dévore les siens et en 1938 Vitali sera arrêté par le NKVD dans le cadre des purges staliniennes et passera deux années en prison. Il n’est pas nécessaire de produire des preuves ni même des motifs, la NKVD se charge de tout cela et conduit Vitali à signer des aveux forcés. Il est alpiniste de Staline à plus d’un titre désormais.

Écrivain voyageur, fin connaisseur de la Russie, Cédric Gras livre le récit du destin exceptionnel des frères Abalakov d’un ton sec, cadencé, à l’image des pas qu’on pose en haute montagne. Il obtient le prix Albert-Londres pour son ouvrage, qu’on lira avec grand plaisir quatre ans après sa parution.

Cédric Gras, Les Alpinistes de Staline, Éditions Stock 2020, prix Albert-Londres

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