Le pianiste de Budapest
Il est des objets qui, dans les familles, remplissent la fonction de passeurs de mémoire. Au sein de la famille Bastyai Holtzer, appelée depuis de Bastion, un piano remplit ce rôle et dont la chanteuse et compositrice britannique Roxanne de Bastion assure aujourd’hui la garde. Selon la tradition familiale, Aladar, l’arrière-grand-père de Roxanne l’avait offert à Katica Schwartz à l’occasion de leurs fiançailles en 1905.
En l’an 2000 meurt Richard, le père de Roxanne ; parmi les objets qu’il laisse, ou mieux qu’il lègue, figurent des lettres, des photos, des partitions et surtout des enregistrements réalisés par son père Stephen (fils d’Aladar, grand-père de Roxanne donc) qui avait été un musicien et un compositeur célèbre dans la Hongrie d’avant-guerre.
Assise devant son piano Blüthner, Roxanne de Bastion entreprend de mettre par écrit les enregistrements de son grand-père, István, devenu Stephen, autrefois le pianiste de Budapest.
En Hongrie, les Bastyai Holtzer appartiennent à la haute bourgeoise industrielle et possèdent une entreprise dont les origines remontent à la fin du XVIIIe siècle ; leur contribution à l’industrie et aux arts leur vaudra la reconnaissance de l’empereur François-Joseph, par ailleurs roi de Hongrie, qui leur octroiera une reconnaissance de noblesse. István n’éprouve guère d’attirance pour les métiers à tisser et les études d’ingénieur qu’ils exigent, si bien que, de guère lasse, Aladar renonce à faire de son fils aîné son successeur au sein de l’entreprise familiale et le laisse poursuivre la carrière musicale à laquelle il aspire. Entre les deux guerres fleurit à Budapest une intense vie culturelle où brille bientôt István qui se produit dans les hôtels et les cabarets, compose sans cesse des chansons qui passent à la radio et rédige de la musique de films.
Un point de bascule
Mais voilà, les Bastyai Holtzer ne sont pas seulement hongrois, ils sont aussi juifs. Dans les années 30 apparaissent les premières brimades à l’encontre de la communauté juive, forte de 800 mille âmes, qu’elle repousse d’un haussement d’épaules « Ce n’est que le prix à payer pour tenir Hitler à distance ».
La guerre, la déportation, la dictature, la défaite
Avec la guerre tout change, la Hongrie se joint au Reich dans la guerre contre l’Union Soviétique et István est envoyé en Ukraine dans un Strafbataillon, un bataillon disciplinaire dont le but inavoué, mais patent, est la mort par épuisement de ses membres, tous juifs. Suivra l’invasion de la Hongrie par l’Allemagne en mars 1944, la déportation de plus de 400 mille juifs vers Auschwitz en deux mois à peine, l’instauration en octobre 1944 du régime fasciste des Croix-Fléchées qui déclenche un régime de terreur à leur encontre et enfin la sanglante bataille de Budapest de décembre 1944 à février 1945.
Stephen de Bastion ne raconte pas que la guerre, il raconte sa vie, ses représentations artistiques, sa vie amoureuse, les choix qu’il effectue et ceux qu’il laisse passer, comme la possibilité d’émigrer aux Etats-Unis. Sa petite-fille couche avec émotion ses paroles sur le papier, leur fournit un contexte, les illustre de dialogues et de saynètes et leur donne vie. Il en ressort un livre très émouvant qu’accompagne un album où Roxanne, cette fois-ci l’artiste plutôt que l’écrivaine, enregistre les chansons que son grand-père avait composées.
Les membres de la famille Bastyai Holtzer échappent à la Shoah, mais à l’instar de la ville de Budapest, leur vie est dévastée. Place Saint-Etienne, la façade de leur immeuble s’est effondrée si bien que de la rue, on peut apercevoir le Blüthner dans le grand salon. Emprisonné une fois de plus à la libération, István Bastyai Holtzer émigrera en Angleterre et deviendra Stephen de Bastion.
De Bastion, ouvrage à quatre mains
Ouvrage à quatre mains en quelque sorte, le Pianiste de Budapest n’a pas vocation à raconter l’histoire de la Hongrie, mais à retracer la destinée d’une famille au destin tantôt éclatant et tantôt tragique et qui ploie sous le poids de son arbre généalogique.
Roxanne de Bastion, The Piano Player of Budapest, Little, Brown, 2024
Aucune histoire concernant le triste sort des Juifs de Budapest pendant l’occupation allemande ne serait complète sans mentionner le Suisse Carl Lutz, l’Espagnol Angel Sanz Briz et le Suédois Raoul Wallenberg qui ont héroïquement sauvé des milliers de vies.
Oui, et le traitement que les soviétiques réservèrent à Wallenberg…